CHAPITRE SIX
Le message de Sioned aurait très bien pu être remis plus tard, car il n’eût guère été facile de s’arrêter chez Cadwallon sans en référer au prieur ; mais dans l’obscurité des bois, Cadfael surprit une silhouette qui s’éloignait volontairement, à quelque trente mètres de là, et il reconnut Peredur. Celui-ci ne s’attendait pas à être suivi ; il ne s’était en effet éloigné que de quelques pas, pour éviter de rencontrer quelqu’un sur le chemin. Assis, mélancolique, sur un tronc abattu, adossé à un jeune arbre qui pliait sous son poids, il dispersait du pied un tas de litière de feuilles de l’année passée. Cadfael se dirigea vers lui sans lui en demander la permission.
En entendant ces pas, Peredur leva la tête, et se leva, faisant mine d’aller plus loin pour éviter d’avoir à parler, mais il y renonça, et il resta, muet, distant, mais résigné.
— J’ai quelque chose à vous dire de la part de Sioned, commença doucement Cadfael. Vous lui avez manqué. Elle vous aurait volontiers demandé d’aider à porter le brancard. Elle vous remercie également de votre geste.
Mal à l’aise, Peredur remua les pieds, et se recula un peu plus dans l’ombre.
— Elle avait suffisamment de gens pour l’aider, dit-il après un silence, apparemment plus gêné que morose. Elle n’avait plus besoin de moi.
— Oh, pour ça, il y avait assez de monde, répliqua Cadfael. Vous lui avez pourtant manqué. Elle pense apparemment que vous occupez une place essentielle dans son entourage. Elle vous considère comme un frère depuis toujours et aujourd’hui, elle a bien besoin d’un frère.
La façon dont Peredur se raidit fut palpable dans la pénombre, et cette rigidité l’empêcha même de parler.
— Ce n’est pas ce que je voulais être, finit-il par dire avec un rire amer.
— J’entends bien. Vous avez cependant agi dans ce sens pour elle et Engelard, quand ils en ont eu besoin.
Ces mots, conçus pour apaiser Peredur, comme le complimenter, semblèrent au contraire le blesser. Il se renfrogna encore plus.
— Alors, comme ça, elle pense me devoir quelque chose, et elle veut s’en débarrasser. Mais ce n’est pas moi qu’elle veut.
— Bien, dit Cadfael d’une voix égale, je vous ai transmis son message. Allez la voir, elle vous convaincra, si moi j’en suis incapable. Un autre aurait souhaité que vous soyez là, s’il avait pu parler.
— Taisez-vous donc ! s’écria Peredur, secouant la tête, comme si soudain il avait mal. Ça suffit...
— Non, désolé, je sais que c’est difficile pour vous, comme pour elle. Elle l’a dit. « C’était son préféré », a-t-elle ajouté.
Le garçon eut un gémissement aigu ; il se tourna, et s’éloigna très vite, d’un pas gauche parmi les arbres, laissant Cadfael revenir, pensif, vers ses compagnons, avec le sentiment d’avoir touché une plaie à vif, sous son doigt inquisiteur.
— Vous et moi devrons boire seuls ce soir, mon ami, déclara Bened quand Cadfael se rendit chez le forgeron après complies. Le père Huw n’est pas rentré de chez Rhisiart et Padrig chantera pour lui jusqu’à l’aube. Encore heureux qu’il se soit trouvé là. C’est bien mieux si un bon harpiste, un bon poète chante à l’enterrement d’un homme. Ce sera un beau souvenir pour ses enfants. Et Cai... Ah ! Cai, on ne le reverra pas avant un moment, pas avant que le bailli ne vienne chercher le prisonnier.
— Vous voulez dire que Cai est le gardien de frère John ? s’exclama Cadfael commençant à comprendre.
— Il s’est proposé pour ça. J’imagine que ma nièce le lui a suggéré, mais elle n’a pas dû avoir de mal à le convaincre. Entre elle et lui, frère John passera un ou deux jours agréables. Inutile de vous en faire pour lui.
— Loin de moi cette pensée, affirma Cadfael. Et c’est Cai qui a la clé.
— Pour sûr. Et comme le prince Owain est parti dans le Sud, à ce qu’on dit, je doute que le shérif ou le bailli aient du temps à perdre pour une question mineure d’insurbordination à Gwytherin, soupira Bened, empoignant sa corne pleine d’un vin rouge épais. Combien je regrette maintenant d’avoir attiré l’attention sur cet empennage bleu, au moins devant la petite ! Mais on aurait fini par en parler. C’est vrai aussi qu’avec son oncle Meurice pour tuteur, elle aurait fait ce qu’elle aurait voulu. Elle sait bien l’entortiller, il ne lui aurait pas dit non. Mais maintenant je me demande qui serait assez bête pour laisser sa marque sur un cadavre. A moins d’être dérangé et de devoir s’enfuir. Il suffisait d’enlever ce plumet, il y en a pour une seconde avec un couteau. Ah, ça n’est pas facile à comprendre, et pourtant c’est possible.
A en juger par son air sombre, Bened n’avait pas tout dit. Au plus profond de lui-même, il éprouvait un doute torturant : n’avait-il pas ouvert la bouche dans l’espoir d’épouser Sioned si son rival le plus dangereux disparaissait ? Il secoua tristement la tête.
— J’ai été content qu’il puisse s’échapper, mais je serai satisfait si après tout ça il repart pour le Cheshire. Cependant c’est dur de le considérer comme un meurtrier.
— On pourrait y réfléchir un peu, suggéra Cadfael. Vous connaissez mieux que moi les gens d’ici. Il faut admettre que les soupçons que la petite a jetés tout haut au visage du prieur, traduisent ce que beaucoup pensent tout bas. Nous sommes venus ici, et on a provoqué une sacrée bagarre, essentiellement avec Rhisiart – peu importe qui a raison – lequel représente l’unique obstacle à nos projets, et soudain, il meurt assassiné. Quoi de plus naturel que de regarder vers nous ?
— C’est un blasphème d’envisager seulement cela de révérends moines, objecta Bened scandalisé.
— Les rois et les abbés sont aussi des hommes, qui succombent parfois à la tentation. Alors qu’avons-nous fait pendant cette journée ? On était tous les six ensemble, ou assez près pour se voir jusqu’après la messe. Ensuite, le prieur, frère Richard et moi étions avec le père Huw, d’abord au verger, puis quand il a plu, vers onze heures et demie, dans la maison. Aucun d’entre nous n’aurait pu aller dans la forêt. Frère John aussi était dans les environs, Marared peut également en témoigner. Le seul à être sorti, avant que nous nous rendions à vêpres et commencions à chercher Rhisiart, le seul qui s’est proposé pour partir à sa recherche ou pour se renseigner, c’est Richard ; il s’est absenté une heure et demie environ, et il est revenu bredouille. Il est parti vers une heure, il est resté dans la forêt, enfin c’est ce qu’il dit et il prétend n’avoir parlé à personne avant de passer devant chez Cadwallon, où il s’est entretenu avec le portier en revenant, c’est-à-dire vers deux heures trente. Je le connais, et vérifierai s’il confirme cette déclaration. Il en reste deux, mais on sait ce qu’ils ont fait. Jérôme et Columbanus veillaient à la chapelle de sainte Winifred, priant pour qu’on trouve un arrangement à l’amiable. On les a vus partir ensemble et ils étaient à genoux là-bas bien avant que Rhisiart ne prit le sentier. Ils sont restés jusqu’à ce que le messager du père Huw vienne les chercher. Chacun peut témoigner pour l’autre.
— C’est ce que je disais, fit Bened, rassuré. Les religieux ne sont pas des criminels.
— Mon ami, affirma Cadfael, très sérieux, il y a autant d’hommes de bien hors des couvents qu’à l’intérieur, à dire vrai, tout comme il y a autant de justes hors de la chrétienté qu’à l’intérieur. En Terre sainte, j’ai connu des Sarrasins à qui j’aurais plus fait confiance qu’à des croisés, et qui étaient gens d’honneur, généreux et courtois. Ils auraient refusé avec mépris de se crêper le chignon pour des places ou de l’argent, comme certains de nos alliés. Tous les hommes se ressemblent, moines, bourgeois, ou indigents. Certains sont plus beaux que d’autres, ou mieux soignés, mais nous sommes tous faits sur le même modèle. Voilà. Mais à première vue, seul frère Richard a pu se trouver à proximité quand Rhisiart a été tué, et de nous tous, c’est le meurtrier le moins crédible. Force nous est donc de regarder ailleurs, et voir si sainte Winifred n’a pas simplement servi de prétexte. Rhisiart avait-il des ennemis par ici ? Quelqu’un qui n’aurait jamais levé le petit doigt si, en provoquant cette tempête, nous ne l’avions pas induit en tentation ?
Bened réfléchit gravement, en réchauffant son vin.
— Je ne dirais pas que personne dans la région ne lui ait voulu de mal, mais de là à le tuer !... Dans le temps le père Huw lui-même s’est disputé avec Rhisiart pour un bout de terrain qu’ils réclamaient tous les deux, et ils se sont fâchés, mais ils ont arrangé ça comme il faut, avec le témoignage des voisins, et ça s’est arrêté là. Il y a eu aussi des procès. Vous en connaissez, vous, des propriétaires gallois qui n’ont pas un ou deux procès sur les bras ? Une fois pour un bout de terrain, une autre pour du bétail égaré. Mais rien de méchant. Ça nous réussit d’aller au tribunal. Une chose est sûre, avec l’intérêt que vous avez suscité ici, tout le monde à des milles à la ronde savait que Rhisiart devait se rendre au presbytère pour midi. Alors allez deviner qui a pu avoir l’idée de lui tendre un piège.
Difficile d’aller plus loin. Le champ était assez vaste pour y inclure Engelard, même si Cadfael était sûr de son innocence. Assez vaste pour y inclure même des voisins comme Cadwallon, des vilains de la région, ou des serviteurs.
« Mais, songea Cadfael, en rentrant chez Huw dans la verte pénombre vibrante, sûrement pas cet étrange jeune homme, le préféré de Rhisiart, qu’il avait toujours considéré comme son fils. » Ce jeune homme qui avait dit de lui-même et d’Engelard qu’un homme pouvait gravement contredire sa propre nature, par amour, et qui avait laissé s’échapper Engelard. Et maintenant il se dérobait à la gratitude et l’affection de Sioned, car elle ne l’aimait pas, et rien d’autre ne l’intéressait, à moins qu’il n’y eût quelque chose de plus grave. Quand il s’était enfui silencieusement dans la forêt on aurait dit qu’il était possédé du démon. Mais sûrement pas ce démon-là. Ainsi, loin de lui redonner une chance, la mort de Rhisiart l’avait privé de son meilleur allié qui attendait patiemment, plaidait constamment pour lui, afin d’amener sa fille à ce mariage tant désiré. Non, quoi qu’on pût penser de lui, Peredur demeurait mystérieux et inquiétant.
Cette nuit-là, le père Huw resta chez Rhisiart. Cadfael dormit seul dans le grenier et se rappelant que frère John était prisonnier quelque part dans les écuries de Sioned, et qu’il n’y avait personne pour préparer à manger, il se leva tôt pour s’en occuper, puis se rendit au pâturage de Bened pour nourrir les chevaux, qui étaient sans palefrenier. Il aimait mieux être dehors dans la fraîcheur de l’aube qu’enfermé en compagnie du prieur, mais il dut revenir pour le chapitre, car il avait été décrété que celui-ci se tiendrait quotidiennement comme à l’abbaye, même si les affaires y étaient de peu d’importance.
Ils se retrouvèrent tous les cinq dans le verger, sous la houlette du prieur, plus solennel que jamais. Richard lut la liste des saints à fêter ce jour et le suivant. Frère Jérôme, aussi filiforme et obséquieux ici qu’ailleurs, répondit comme il fallait. Mais Cadfael trouva que frère Columbanus semblait anormalement renfermé et troublé, et qu’il avait le regard voilé. Le contraste entre sa belle silhouette athlétique, sa tête aristocratique et la dévotion moutonnière de son visage inquiet troublait toujours les observateurs, mais ce matin-là son extrême tension due à quelque péché réel ou imaginaire le rendait pénible à regarder. Cadfael soupira, s’attendant à une nouvelle crise, du genre de celles qui les avaient amenés ici. Qu’est-ce que ce déséquilibré, moitié saint, moitié idiot, allait encore inventer ?
— Nous avons une mission ici et une seule, affirma le prieur, et nous la mènerons à bien. J’ai l’intention d’insister plus résolument que jamais sur notre droit à emporter les reliques de la petite sainte à Shrewsbury. Mais il faut reconnaître que jusqu’à présent nous n’avons guère eu de succès auprès de la population locale.
A ce moment, un gémissement de Columbanus l’interrompit, et tous les regards se tournèrent vers le jeune homme. Tremblant, soumis, il se leva et, les yeux baissés, les mains jointes, vint se planter devant Robert.
— Père prieur, hélas ! Mea culpa ! C’est ma faute ! J’ai manqué de foi, et je veux me confesser. Je suis venu au chapitre, décidé à me purifier et à réclamer ma pénitence. Ma négligence est la source de nos malheurs répétés. Puis-je parler ?
« Allons bon, ça recommence ! pensa Cadfael, résigné et dégoûté. Mais au moins le pauvre ne se roule pas par terre, en prenant l’herbe à pleines dents. »
— Parlez, ordonna le prieur sans méchanceté. Vous n’avez jamais cherché à atténuer vos fautes, alors ne craignez pas une condamnation trop dure. D’ordinaire vous êtes vous-même votre juge le plus sévère.
Pour ça oui, mais quand on le fait bien, c’est une manière d’éviter le jugement des autres.
C’est vrai qu’il avait de l’allure, admit Cadfael, admirant une fois de plus le corps musclé et gracieux et l’aisance aristocratique des mouvements, qui tomba à genoux sur la terre du verger.
— Mon père, vous m’avez envoyé hier avec frère Jérôme veiller dans la chapelle et prier pour une issue heureuse dans l’amitié et dans la paix. Nous avons dû arriver assez tôt, vers onze heures, et après avoir dîné, nous nous sommes installés, car il y avait des prie-Dieu, et l’autel est bien entretenu. Oh, père, je désirais tant veiller, mais la chair est faible. Je n’étais pas en prière depuis une demi-heure que je me suis endormi la tête dans les bras, à ma grande honte. J’ai mal dormi et j’ai beaucoup pensé depuis que nous sommes ici, mais ce n’est pas une excuse. La prière est censée fixer l’attention et purifier l’esprit. Je me suis assoupi et notre cause en a été affaiblie. J’ai dû dormir tout l’après-midi, car j’ai tout oublié sauf que frère Jérôme m’a secoué par l’épaule pour me dire qu’un messager nous appelait.
Il retint son souffle et une larme d’hystérie coula le long de sa joue.
— N’en veuillez pas à Jérôme ; il ne s’est sûrement rendu compte de rien, et on ne peut lui reprocher de n’avoir rien dit. Je me suis réveillé quand il m’a touché, et je me suis levé pour partir avec lui. Il croyait que je priais aussi sérieusement que lui, il n’a pas pensé à mal.
Nul probablement n’avait pensé à regarder Jérôme de travers jusque-là, mais Cadfael fut probablement le plus rapide et le seul à remarquer l’étrange expression de crainte, se changeant rapidement en satisfaction, qui passa rapidement sur le visage de Jérôme ; d’ordinaire ce dernier se contrôlait mieux. Jérôme ne s’était pas livré aux mêmes études que Cadfael, sinon il aurait été loin d’être aussi satisfait. Columbanus, dans son égoïsme innocent, avait supprimé toute certitude quant à la présence de Jérôme, l’après-midi de la veille, dans la chapelle de Winifred : son seul témoin dormait comme un loir. Il avait très bien pu sortir et aller Dieu sait où.
— Mon fils, dit le prieur avec une indulgence qu’il n’aurait sûrement pas eue envers frère John, errare humanum est, nous sommes faibles de nature. Et vous rachetez votre faute en défendant votre frère. Pourquoi ne pas nous l’avoir dit hier ?
— Mais comment ? Je n’en ai pas eu l’occasion avant d’apprendre la mort de Rhisiart. Soucieux comme vous l’étiez, pouvais-je vous donner d’autres soucis ? J’ai attendu le chapitre, l’endroit parfait pour que nous autres pécheurs recevions notre pénitence, et fassions preuve d’humilité. Et je bats ma coulpe, comme ceux qui sont indignes de la vocation que j’ai choisie. Prononcez votre jugement, car je désire ma pénitence.
Le prieur allait s’exécuter, assez patiemment car cette soumission, cette dévotion, et cette conscience dans la faute le désarmaient quand il fut interrompu par le claquement de la barre de bois au portail. Le père Huw s’avançait vers eux, la barbe et les cheveux encore plus en bataille qu’à l’ordinaire ; il avait l’air fatigué à la suite de cette nuit blanche, mais il avait le visage calme et résolu.
— Père prieur, dit-il, s’arrêtant devant eux, nous avons tenu conseil avec Cadwallon, Rhys, Meurice et tous les hommes importants de la paroisse. C’était une excellente occasion, même si la raison en était bien triste. Ils étaient tous là pour Rhisiart. Chacun savait comment il avait été frappé, et que son destin lui avait été prédit...
— A Dieu ne plaise que je menace qui que ce soit de mort, s’empressa de clamer le prieur. J’ai simplement dit que sainte Winifred tirerait vengeance à son heure de celui qui s’était mis en travers de son chemin.
— Mais quand il est mort, vous avez dit que c’était la vengeance de la sainte. Tous l’ont entendu, et tous l’ont cru. J’ai donc profité de cette occasion pour leur en reparler. Ils ne veulent pas s’opposer à la volonté du ciel, ni offenser l’abbaye bénédictine de Shrewsbury. Ils pensent que ça ne serait pas sage, après ce qui s’est passé, de mettre en danger les hommes, les femmes et les enfants de Gwytherin. Ils me chargent de vous dire, père prieur, qu’ils ne s’opposent plus à vos plans. Les reliques de sainte Winifred sont à vous. Emportez-les.
Triomphant, ravi, le prieur respira profondément. Il oublia sur l’instant la pénitence légère qu’il allait infliger. Ses voeux étaient comblés ! Frère Columbanus, toujours à genoux, leva vers le ciel un regard radieux, et joignit les mains, plein de gratitude, en s’arrangeant pour donner l’impression qu’il y était un peu pour quelque chose, et que son manque de foi avait été largement compensé par la sincérité de son repentir.
Jérôme, tout aussi décidé à impressionner le prêtre et le prieur pour sa dévotion, leva les mains et invoqua pieusement Dieu et ses saints en latin !
— Je suis sûr que les gens de Gwytherin n’ont jamais voulu nous offenser, déclara Robert magnanime, et qu’ils ont sagement agi. Je suis heureux pour eux et pour mon abbaye, que nous puissions mener à bien notre tâche et vous quitter en toute amitié. Et vous, père Huw, soyez remercié pour la part que vous avez prise à cette fin heureuse. Vous avez sagement agi pour votre paroisse et vos ouailles.
— Je dois vous dire, avoua Huw honnêtement, que ça ne les enchante pas de se séparer de Winifred. Mais ils ne vous causeront plus d’ennuis. Si vous le voulez, nous vous conduirons à sa tombe dès aujourd’hui.
— Nous irons en procession après la prochaine messe, s’exclama Robert, anormalement excité et le visage presque détendu, maintenant qu’il avait ce qu’il voulait, et nous ne prendrons aucune nourriture avant de nous être agenouillés devant l’autel de sainte Winifred et d’avoir rendu grâce.
Son regard tomba sur Columbanus, toujours agenouillé devant lui, avec un air de chien battu, attendant toujours qu’on reconnût sa faute. Il eut un moment de surprise comme s’il avait oublié le jeune homme.
— Levez-vous, mon frère ; courage ! Il y a du pardon dans l’air, vous ne trouvez pas ? On ne vous privera pas du plaisir de rendre visite à notre sainte pucelle et de l’honorer.
— Et mon châtiment ? insista l’incorrigible pénitent.
Il y avait une volonté de fer dans la douceur de Columbanus.
— Eh bien, vous vous chargerez des travaux domestiques dévolus à frère John, vous servirez vos frères et vous occuperez des bêtes jusqu’à notre retour. Mais vous aurez votre part dans cette glorieuse journée, et aiderez à porter le reliquaire où l’on disposera les ossements de sainte Winifred. Nous le porterons aussi et le placerons devant l’autel. J’aimerais qu’au vu et au su de tous, la pucelle approuve chacun de nos actes.
— Commencerez-vous à creuser aujourd’hui ? demanda Huw, d’une voix lasse.
Nul doute qu’il ne fût ravi de voir cet épisode terminé et oublié afin que Gwytherin retrouve sa tranquillité d’antan, malgré la mort d’un homme de bien.
— Non, rétorqua le prieur après mûre réflexion. Je veux montrer à chaque étape notre désir d’être guidés, et que notre affirmation d’avoir été inspirés par sainte Winifred était la pure vérité. Je décrète que nous veillerons et prierons pendant trois nuits devant l’autel de la chapelle avant de commencer, afin de prouver que nos actes sont justes et sanctifiés. Si vous voulez vous joindre à nous, nous serons six, père Huw. Deux par deux nous prierons toute la nuit à la chapelle pour recevoir l’inspiration.
Ils prirent le reliquaire rehaussé d’argent, témoignage implicite de la foi de l’abbaye ; la procession à travers les bois passa devant chez Cadwallon, puis un chemin à droite les éloigna du lieu où Rhisiart était mort ; ensuite ils parvinrent à une petite clairière, à flanc de colline, fermée sur trois côtés par de hauts buissons épais d’aubépines aux fleurs neigeuses. La chapelle construite en bois patiné par l’âge était exiguë et sombre à l’intérieur ; un clocher minuscule dépourvu de cloche s’inclinait vers le portail. Tout autour s’étendait le vieux cimetière, évoquant des vagues vertes moutonnantes, avec ses hautes herbes drues et ses ronces. Ils arrivèrent là, suivis d’une foule silencieuse et toujours croissante de gens du cru, curieux, soumis, méfiants. Impossible de dire s’ils éprouvaient encore de la rancoeur. Ils observaient sans ciller, décidés à ne rien manquer ni laisser paraître.
A la porte de bois branlante qui continuait à défendre l’enclos, le prieur fit un large et grave signe de croix.
— Attendez ! dit-il alors que Huw voulait lui montrer le chemin. Voyons si la prière saura guider mes pas car j’ai prié. Ne me montrez pas la tombe. Avec Son aide, je vous y conduirai.
Ils lui obéirent, regardant la haute silhouette s’avancer à pas comptés, comme s’il cherchait sa route ; son habit volait dans les fouillis d’herbe et de fleurs. Sans hâte ni hésitation, il se dirigea vers un monticule recouvert de végétation, à l’alignement du côté est de la chapelle, et il y tomba à genoux.
— Sainte Winifred est enterrée là, assura-t-il.
Cadfael repensait sans cesse à tout cela, en se rendant au manoir de Rhisiart ce même après-midi. On pouvait compter sur le sens du théâtre de Robert, mais là, chapeau bas. Le silence de stupéfaction, puis les murmures que l’on échangeait, l’émerveillement, la crainte respectueuse des gens de Gwytherin flottaient encore dans l’air. On en parlait fiévreusement à l’heure qu’il était, dans les chaumières, chez les vilains les plus éloignés du village, ou les plus pauvres des hommes libres. Les moines de Shrewsbury étaient vengés. Winifred avait conduit par la main le prieur jusqu’à sa tombe. Il n’y avait jamais été avant, et rien ne signalait cette tombe à l’attention, un vague élagage par exemple. Elle était ce qu’elle avait toujours été, et cependant il l’avait distinguée des autres.
Inutile de faire remarquer à cette foule bouleversée que si le prieur ne s’était jamais rendu à la chapelle, Jérôme et Columbanus, ses fidèles adjoints, s’y trouvaient la veille, accompagnés par le petit Edwin, et on pouvait raisonnablement penser que l’un d’eux avait demandé à l’enfant de lui indiquer où était la dame.
Et maintenant avec ce triomphe qui justifiait ses prétentions, Robert s’était donné trois jours et trois nuits de réflexion, pendant lesquels d’autres prodiges semblables pourraient bien confirmer l’ascendant qu’il avait pris. Il fallait beaucoup de culot, mais le prieur ne manquait ni d’audace, ni de ressources, et il était bien capable de se livrer à d’autres miracles au cas où certains se risqueraient à le contrecarrer. Il comptait bien partir de Gwytherin avec ce qu’il était venu chercher, après avoir dompté les villageois, faute de s’être réconcilié avec eux. Il ne partirait pas l’oreille basse, comme s’il craignait encore qu’on lui fasse affront.
« Pourtant il n’aurait jamais pu tuer Rhisiart, songea Cadfael, c’était sûr et certain. » Mais aurait-il pu en jurer... ? Il considéra honnêtement cette possibilité, et la rejeta. Il supportait Robert qu’il n’aimait guère, mais qu’il admirait, en un sens. A l’âge de frère John, il l’aurait haï, mais avec l’âge, et l’expérience, il était devenu tolérant.
Il arriva chez le portier de Rhisiart, qui vivait dans une cabane en osier dans un coin de la palissade. L’homme l’avait vu la veille, et il le laissa entrer. Cai sortit de la cour murée, grimaçant un sourire que tous avaient un peu jaune et contraint, mais lui avait encore une lueur malicieuse dans le regard.
— Vous êtes venu sauver votre compagnon ? s’enquit-il. Je doute qu’il vous en soit reconnaissant, il est bien logé, nourri comme un coq de combat, et aucune nouvelle du bailli pour le moment. Elle n’a rien dit, je vous jure, et le père Huw n’est pas pressé. A mon avis on a deux jours devant nous, à moins que votre prieur ne se mêle de ce qui ne le regarde pas. Et si c’est le cas, les enfants nous avertiront avant qu’un cavalier n’arrive aux portes. Frère John est en de bonnes mains.
C’était le compagnon de travail d’Engelard qui parlait ainsi, et qui le connaissait très bien. Manifestement frère John avait lié amitié avec son geôlier, et le rôle de Cai consistait surtout à le protéger plutôt qu’à l’empêcher de s’évader. Quand on aurait vraiment besoin de la clé, ça serait facile.
— Faites quand même attention à vous, l’avertit Cadfael, mais sans inquiétude car ils savaient ce qu’ils faisaient. Votre prince tient peut-être à conserver l’amitié des Bénédictins sur la frontière, et respecte la loi.
— Rien à craindre. Si un criminel s’échappe, ce n’est la faute à personne. Tout le monde le cherchera, en vain. Vous êtes-vous déjà donné du mal à chercher partout où il ne faut pas ce que vous ne tenez pas à trouver ?
— Un mot de plus, et je me bouche les oreilles.
Dites-lui que je n’ai pas demandé après lui, sachant que c’était inutile.
— Vous ne voulez pas bavarder avec lui ? proposa Cai, généreux. Il est là-bas, dans cette belle petite écurie, et il est nourri comme un roi, ma parole !
— Assez, on pourrait m’interroger, protesta Cadfael. C’est parfois utile d’être sourd et muet ; je serais heureux de bavarder un peu avec vous, mais il faut que je la voie, elle. On a du travail.
Sioned n’était pas dans la grande salle, mais dans une petite chambre fermée par un rideau, qui avait été celle de Rhisiart. Et il était là, en tête à tête avec sa fille, encore étendu sur des fourrures disposées sur une table à tréteaux, et recouvert d’un drap blanc. La jeune fille se tenait assise près de lui, patiente, vêtue très cérémonieusement, très grave, coiffée d’une tresse austère. Elle paraissait plus âgée et plus grande, maintenant qu’elle dirigeait la maison. Mais elle se leva pour accueillir Cadfael avec le sourire lumineux, vif et triste d’un enfant certain maintenant d’être soutenu.
— Je vous attendais plus tôt. N’importe, je suis contente de vous voir. Voici ses vêtements. Je ne les ai pas pliés, sinon l’humidité se serait répandue, et maintenant, même s’ils ont un peu séché, je pense que vous ferez encore la différence.
Elle lui apporta la tunique, les chausses et la chemise ; il les lui prit et les palpa attentivement.
— Je vois que vous savez où chercher, reprit-elle.
Les chausses, partiellement protégées par la tunique pourtant, étaient humides derrière les cuisses et les jambes, mais sèches devant, bien que l’humidité ait légèrement pénétré à travers les fibres pour rétrécir un peu la partie sèche. Le dos de la tunique était mouillé jusqu’à la couture, sur les épaules il y avait une tache sombre comme des ailes déployées, mais le devant, autour de la fente aux bords causée par la flèche, était tout sec. C’était pareil pour la chemise, en moins net. Les manches étaient sèches sur le devant, humides derrière. A l’endroit où la flèche était sortie dans le dos, la chemise et la tunique étaient pleines de sang qui séchait et coagulait maintenant.
— Vous rappelez-vous, demanda Cadfael, comment il était quand nous l’avons trouvé ?
— Je ne l’oublierai jamais. Des épaules aux hanches, il était à plat dos, mais sa hanche droite était tournée dans l’herbe, et ses jambes étaient croisées, la gauche passée par-dessus la droite comme... (elle hésitait, les sourcils froncés, essayant d’élucider ce qu’elle sentait, et elle y parvint) comme un homme couché sur le ventre, qui se retourne dans son sommeil et se rendort.
— Ou qu’on a pris par l’épaule gauche, alors qu’il était à plat ventre, et qu’on a retourné sur le dos. Après qu’il se fut profondément endormi.
— Dites-moi à quoi vous pensez, il faut que je sache, dit-elle en le fixant, et ses yeux étaient sombres et creux comme des blessures.
— D’abord, fit Cadfael, j’attire votre attention sur l’endroit où ça s’est passé. Un endroit plein de buissons pour se cacher, avec une visibilité maximum de cinquante pas. Est-ce le genre de lieu que choisirait un archer ? Je ne crois pas. Même s’il voulait que le corps reste caché dans les bois pendant plusieurs heures, il aurait pu trouver une infinité d’endroits plus favorables. Un bon archer n’a pas besoin d’être près de sa cible, il a seulement besoin d’espace pour viser assez longtemps et faire mouche.
— Oui, admit Sioned, ce qui élimine Engelard, même si on peut le croire capable de tuer.
— Pas seulement lui, n’importe quel bon archer. Et si un mauvais tireur avait tenté sa chance de tout près, je doute qu’il eût réussi. Cette flèche ne me plaît pas ; elle n’a rien à faire ici, et pourtant elle y est. Uniquement pour faire accuser Engelard apparemment. Et pourtant je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a une autre raison d’être.
— Tuer ! s’écria Sioned, brûlant d’un feu sombre.
— Ça peut paraître fou, mais j’en doute aussi. Regardez l’angle d’entrée et de sortie. Tout le sang est derrière, pas là où la flèche est entrée. Rappelez-vous ce qu’on a remarqué sur ses vêtements ; ils étaient humides derrière, cependant il était sur le dos. Vous avez dit vous-même que c’était l’attitude d’un homme à plat ventre qui s’est retourné dans son sommeil. J’ai remarqué autre chose hier quand j’étais près de lui. Sous lui, l’herbe épaisse était humide. Mais le long de son flanc droit, depuis l’épaule, elle était parfaitement sèche. Hier matin, il y a eu une bonne averse, pendant une demi-heure. Quand cette pluie a commencé, votre père était déjà mort, face contre terre. Comment cette partie herbeuse aurait-elle pu rester sèche, s’il ne l’avait protégée de son corps ?
— Et alors, scanda Sioned d’une voix basse mais claire, on l’aurait pris par l’épaule gauche et mis sur le dos, tandis qu’il dormait profondément. Profondément !
— C’est mon sentiment.
— Mais s’il a été touché à la poitrine, comment a-t-il pu tomber en avant ?
— C’est ce qu’il nous faudra découvrir. Et pourquoi le sang s’est écoulé par-derrière. Mais il était bien face contre terre, avant qu’il ne commence à pleuvoir jusqu’après la fin de l’averse, sinon l’herbe sous lui n’aurait pas été sèche. Depuis onze heures et demie, donc jusqu’à midi passé ; quand le soleil a reparu. Sioned, je vous demande respectueusement de l’examiner de nouveau.
— Quel plus grand respect peut-on montrer pour celui qui fut assassiné, dit-elle farouche, que de chercher tous les moyens de le venger ? Oui, faites, je vous aiderai s’il le faut, mais moi seule ! Au moins, ajouta-t-elle avec un pâle sourire amer, nous ne craindrons pas qu’il nous accuse en saignant de nouveau.
Cadfael, qui allait retirer le drap couvrant le corps, s’arrêta net, comme si elle venait de lui suggérer une idée intéressante.
— C’est vrai ! Rares sont ceux qui n’y croient pas. A votre avis, tout le monde y croit par ici ?
— Pas vous ? s’exclama-t-elle stupéfaite, le dévisageant les yeux ronds.
— Mes compagnons ? Oui, j’oserais prétendre que tous y croient, ou presque. Et moi ? Mon petit, j’ai vu trop de gens massacrés qu’on emmenait après une bataille pour les achever, et je n’en ai vu saigner aucun, une fois qu’ils étaient morts. Ce que je crois ou non est secondaire. Mais pas ce que le meurtrier croit peut-être ! Non, vous en avez assez fait. Laissez-le-moi.
Elle ne détourna pourtant pas les yeux quand Cadfael retira le drap. Elle s’était sûrement attendue à cet examen, car elle l’avait laissé nu. Lavé de son sang, Rhisiart gisait en repos. Son torse puissant était brun ; Rhisiart était plus blanc en dessous. La blessure sous les côtes, profonde, était laide, avec des lèvres bleuâtres et déchiquetées, même s’ils avaient fait de leur mieux pour refermer la plaie.
— Il faut que je le retourne, dit Cadfael, pour voir l’autre blessure.
Elle n’hésita pas, mais avec une tendresse plus maternelle que filiale, elle passa un bras sous le corps de son père, et de sa main libre, elle souleva le corps raidi jusqu’à ce qu’il repose sur le côté droit, le visage enfoui au creux de son épaule. Cadfael, immobilisant les jambes tendues, se pencha pour examiner de près la blessure dorsale, située en haut et à gauche.
— Vous avez dû avoir du mal à retirer la flèche. Il a fallu le faire par-devant.
— Oui, répondit-elle, frémissant brièvement car c’est ce qui l’avait éprouvée le plus. La pointe avait à peine déchiré la peau par-derrière. Quelle pitié, cette boucherie. Mais que faire d’autre ? Et tout ce sang pourtant !
C’est vrai, la pointe d’acier avait tout juste perforé la peau, laissant une petite tache noire de sang séché, entourée d’une ecchymose bleuâtre. Mais il y avait là une autre petite marque fine, à peine visible. Depuis la tache noire, on distinguait la ligne brune d’une autre entaille, un peu plus longue au-dessus de la marque de la flèche, grande en tout comme la jointure du pouce de Cadfael, de part et d’autre de laquelle on voyait à peine une trace de coup, tout près de l’écorchure du dos. C’est de là qu’était sorti tout ce sang – il n’y en avait d’ailleurs pas tant que ça, mais ça avait suffi pour tuer Rhisiart – et non de la blessure à la poitrine, bien plus visible cependant, alors que celle-là était à peu près invisible.
— J’ai terminé, dit Cadfael doucement.
Il l’aida à remettre son père sur le dos. Quand ils eurent lissé ses cheveux en désordre, ils le recouvrirent avec respect. Elle le regarda, les pupilles dilatées, et réfléchit un moment sans mot dire.
— J’avais bien vu cette marque, murmura-t-elle. Je ne pouvais pas l’expliquer. Et vous ?
— C’est par là qu’on l’a tué, affirma Cadfael. La flèche n’a rien à y voir, on s’en est servi après. Pour moi, on a utilisé un long poignard, très fin et acéré, pas un vulgaire couteau. Et une fois retiré, la blessure s’est presque refermée. Cependant la lame l’a perforé sans mal. Car il a été possible après de faire croire très facilement que le coup avait été porté dans l’autre sens. On a cru que la pointe était entrée par là, mais c’était le contraire. On a enfoncé la flèche par-devant, après qu’il fut mort, pour cacher le fait qu’il avait été frappé par-derrière. C’est pour cela que l’embuscade a été tendue dans les buissons. Voilà pourquoi il est tombé en avant et pourquoi on l’a retourné après. Et voilà pourquoi le trajet de la flèche était si invraisemblable. On ne s’est pas servi d’un arc. Enfoncer une flèche, c’est dur, car c’est la vitesse qui lui donne sa force. C’est le poignard qui a frayé le chemin.
— Celui qui l’a tué l’a frappé dans le dos, dit-elle, très pâle et translucide comme une flamme.
— Apparemment ; la flèche a été enfoncée après, et même ainsi elle n’a pu pénétrer plus avant. J’ai confondu ce coup avec le premier. A cette distance Engelard aurait traversé aisément deux planches de chêne. Comme tout archer digne de ce nom. Mais enfoncer une flèche à la main, non, celui qui a fait ça a de bons muscles. Et il a su viser. Il a de bons yeux, et des mains habiles.
— Un coeur de démon, oui, s’écria Sioned, et la flèche d’Engelard ! Il savait où la trouver, et qu’Engelard ne serait pas là. (Les malheurs qui s’abattaient sur elle ne l’avaient pas rendue idiote.) Mais je ne comprends toujours pas pourquoi l’assassin a perdu tant de temps entre le meurtre et sa tentative pour nous égarer. Vous avez prouvé que mon père était mort avant l’averse. Mais on ne l’a pas retourné pour lui enfoncer la flèche d’Engelard avant que la pluie ne cesse. Qu’a fait le criminel pendant cette demi-heure ? Quelqu’un qui passait l’a-t-il fait fuir ? Attendait-il dans les buissons pour s’assurer que Rhisiart était bien mort avant d’oser le toucher ? Ou n’a-t-il eu qu’après cette idée diabolique, ce qui l’a obligé à aller chercher la flèche ? Pourquoi ?
— Ça, je n’en ai aucune idée, reconnut Cadfael.
— Bon, que sait-on ? Que le coupable a voulu détourner les soupçons sur Engelard. Etait-ce le seul mobile ? S’est-on simplement servi de mon père pour écarter Engelard ? N’a-t-il été qu’un appât ? Ou quelqu’un voulant se débarrasser de mon père s’est-il aperçu que c’était très commode de faire d’une pierre deux coups ?
— Je n’en sais rien, répéta Cadfael, troublé également.
Il aurait voulu ne plus penser à ce jeune homme qui bougeait nerveusement les pieds dans les feuilles mortes, refusant la confiance de Sioned, comme si elle le blessait à mort.
— L’assassin s’est peut-être éclipsé discrètement, reprit-il, puis après réflexion, il a vu que c’était facile de faire accuser quelqu’un d’autre et il est revenu dans ce but. C’est tout ce dont on est sûr, mon petit, et rendez-en grâce à Dieu. On s’est servi d’Engelard comme bouc émissaire ; le voilà disculpé. Souvenez-vous-en, et attendez.
— Qu’on découvre le meurtrier ou non, vous parlerez pour Engelard s’il le faut ?
— Bien sûr, très volontiers. Mais pour le moment, pas un mot. C’est toujours nous qui troublons la paix de Gwytherin, et ne croyez pas que je nous ai innocentés. On ne connaîtra l’innocent que quand on connaîtra le coupable.
— Je ne reprends rien de ce que j’ai dit sur votre prieur, affirma Sioned.
— Cependant, ce n’est pas lui. Je ne l’ai pas quitté des yeux.
— D’accord. Mais il achète les hommes, et il y tient, à ses reliques. Enfin, à ce qu’on m’a dit, il a gagné. Il avait un mobile. Et puis n’oubliez pas, les Gallois s’achètent tout comme les Anglais. Pas tous j’espère, mais quelques-uns.
— Je n’oublie pas.
— Mais qui est-ce donc ? Il sait ce que fait mon père, où trouver les flèches d’Engelard. Dieu seul sait ce qu’il espère gagner en tuant mon père, mais il veut faire accuser Engelard. Qui est-ce, frère Cadfael ?
— Avec l’aide de Dieu, on le trouvera, fit-il. Mais pour le moment, je n’ai aucune idée, je suis dans le brouillard. Je sais ce qui s’est passé, mais qui et pourquoi, alors là, mystère total. Mais vous m’avez rappelé que les morts n’aiment pas que leur assassin les touche. Rhisiart nous en a déjà dit beaucoup. Il n’a peut-être pas fini.
Il lui parla des trois nuits de prière et de veille décrétées par le prieur et que les moines et le père Huw se partageraient. Mais il ne lui parla pas de Columbanus, qui dans son innocence égoïste, avait ajouté un suspect à la liste de ceux qui avaient pu tendre une embuscade à son père. Et il ne lui avoua pas – à peine s’il se l’avoua à lui – que ce qu’ils avaient découvert donnait une couleur sinistre aux révélations de Columbanus. Jérôme attendant son homme avec un arc et une flèche, peu vraisemblable, mais Jérôme se glissant derrière sa victime, à l’abri dans les buissons, avec à la main une dague acérée...
Il écarta cette pensée, mais sans conviction. Elle était assez crédible, et ça ne lui plaisait pas du tout.
— Cette nuit et les deux suivantes, deux d’entre nous veilleront dans la chapelle depuis la fin de complies dans la soirée jusqu’à matines. Nous irons tous les six et aucun n’y échappera. Après ça, nous verrons. Et maintenant, voici ce que vous devez faire...